Le 16 septembre 2022, à Téhéran, Mahsa Jina Amini décède sous les coups de la police des mœurs (gasht-e-ershâd) après avoir été arrêtée pour port incorrect du voile (bad hedjâbi). Elle devient l’étendard d’une vague de protestations inédites en République islamique d’Iran.
Ces protestations évoluent rapidement en un véritable processus révolutionnaire à travers lequel, dans plusieurs villes du pays, des femmes s’opposent au port obligatoire du voile. Elles sont rejointes par une grande partie de la population, y compris de nombreux hommes. Les contestataires se battant pour leurs droits, dénoncent le régime et réclament sa fin.
La réponse des autorités, sanglante et sans états d’âme, ne se fait pas attendre. Depuis, les arrestations, les morts et les assassinats ne se comptent plus : selon différentes sources, on dénombre plus de 500 morts, dont de nombreux mineurs, et plus de 20 000 arrestations, sans compter les disparus, les "suicidés", les exécutions sous d’autres prétextes, les morts non déclarées et les personnes décédées dans les représailles visant les minorités ethniques et religieuses s’étant jointes au mouvement général.
Aujourd’hui, quand le prix Nobel de la paix a été décerné à la militante emprisonnée Nargues Mohammadi pour "sa lutte contre l’oppression des femmes en Iran et son combat pour promouvoir les droits humains et la liberté pour tous", et quand la France célèbre la libération de la chercheuse Fariba Adelkhah après des années d’emprisonnement à Téhéran pour avoir notamment travaillé sur les femmes de ce pays où en sont la lutte des Iraniennes – et des Iraniens – et le mouvement connu sous le nom de son principal slogan "Femme, Vie, Liberté" ?
De la révolte des femmes à une lutte multiforme de tous les Iraniens
Les Iraniennes ont été les premières à s’insurger, enlevant leur voile, le brûlant ou se coupant des mèches de cheveux.
Très vite, les militantes prennent conscience que si elles sortent tête nue et contestent, elles peuvent être arrêtées, emprisonnées, torturées, violées et, depuis peu, perdre tous leurs droits, dont ceux de travailler ou de voyager, dans la mesure où leur passeport est confisqué, leur inscription à l’université peut être suspendue ou annulée, et elles risquent de ne plus avoir accès à des services bancaires. Pourtant, rien ne les arrête.
Aujourd’hui, la lutte et la résistance sont celles des Iraniens dans leur ensemble : femmes et hommes de tous bords et de toutes origines. Des femmes voilées participent aux manifestations. Des jeunes hommes portent le voile en signe de soutien et de solidarité avec leurs sœurs. Des grèves sont organisées dans tous les secteurs, en particulier dans l’industrie pétrolière et gazière ou dans la métallurgie. Dans les régions où vivent des minorités ethniques, entre autres celles du Kurdistan et du Baloutchistan, ignorées et abandonnées depuis longtemps par le régime, la colère ne faiblit pas.
Dans ce cadre, les motivations des contestataires ne sont pas identiques : discriminations ethniques et religieuses, situation économique désastreuse, inflation atteignant les 50 %, salaires insuffisants, pénuries de toutes sortes – dont le gaz et le pétrole, dans un pays qui dispose des quatrièmes réserves mondiales de pétrole et des deuxièmes réserves de gaz, un comble… Toutes les catégories sociales se retrouvent dans un même élan contre le régime.
De la contestation ouverte à la désobéissance civile
Après plus d’un an de luttes, face à la répression et probablement en raison de l’épuisement des participants, les manifestations et la résistance ont pris de nouvelles formes. Les grandes processions, en dehors du Baloutchistan et à l’exception de sursauts ponctuels partout dans le pays, ont diminué et l’opposition est devenue plus discrète et, surtout, s’est transformée en désobéissance civile.
En ce qui concerne les femmes, le rôle de certaines figures publiques et surtout des réseaux sociaux, qui relaient les événements dans un contexte de répression et de censure, est devenu central.
Des prisonnières libérées refusent de porter le voile à leur libération. C’est le cas, par exemple, de la journaliste Nazila Maroufian ou de l’actrice Taraneh Alidousti.
Des femmes scientifiques s’affirment également, comme Zainab Kazempour qui quitte une conférence en jetant son voile à terre, ce qui lui vaut d’être condamnée à 74 coups de fouet. Des jeunes filles chantent, dansent et se filment, toujours sans voile.
Des actrices prennent la parole sans voile et publient leurs photos sur les réseaux sociaux. Des sportives invitées à des compétitions à l’étranger se passent du hedjâb. Elnaz Rekabi, championne d’escalade, grimpe lors de la finale des championnats d’Asie sans voile. La championne d’échecs Sara Khademalsharieh apparaît tête nue lors d’un tournoi international. Exilée en Espagne peu après, elle met ses pas dans ceux de Mitra Hejazipour, qui avait quitté le pays en 2019 dans des circonstances similaires et vient d’être sacrée championne de France.
Un an après le début des contestations, un grand nombre de femmes continuent à braver le régime et à transgresser l’interdiction de sortir tête nue. Certaines, par prudence, préfèrent se promener en groupe car les altercations et les maltraitances sont plus compliquées que face à une femme seule.
Les femmes incarcérées multiplient les messages vers l’extérieur. Récemment, Le Monde a publié les textes écrits et transmis clandestinement par des militantes iraniennes des droits humains dont celui de Nargues Mohammadi (prix Nobel de la paix 2023, voir plus bas).
Enfin, des chanteurs populaires relaient le mécontentement général. Mehdi Yarrahi a soutenu sur Instagram le mouvement "Femme, vie, liberté". Son morceau "Soroode Zan" ("Hymne de la femme"), était devenu un hymne pour les manifestants, notamment dans les universités, tout comme l’avait été celui de Shervin Hajipour "Baraye" ("Pour"). Finalement, la chanson "Enlève ton foulard" de Yarrahi a mené à son arrestation.
Une répression multiforme
En parallèle, la répression n’a pas faibli, au contraire. Les tribunaux se sont mis à condamner celles qui transgressent les lois à des peines de type "rééducation morale", à travers des internements psychiatriques, des obligations d’assister à des séances de conseil pour "comportement antisocial" ou des lavages de cadavres à la morgue. Les médias renchérissent en les qualifiant de dépravées sexuelles et de porteuses de "maladies sociales".
Depuis septembre 2023, la répression s’est dotée d’un nouvel outil juridique : la loi "hedjâb et chasteté", qui assimile le fait de se dévoiler à une menace pour la sécurité nationale. Des sanctions financières pour "promotion de la nudité" ou "moquerie du hedjâb" dans les médias et sur les réseaux sociaux sont prévues, ainsi que des privations importantes de droits, voire des peines d’emprisonnement du quatrième degré, soit entre cinq à dix ans.
Cette loi va plus loin encore en condamnant également, entre autres, à des amendes et à des interdictions de quitter le pays les propriétaires d’entreprises dont les employées ne portent pas de voile. Il va sans dire que les athlètes et les artistes et toutes les autres personnalités publiques sont visés par des interdictions de participer à des activités professionnelles et, souvent, à des amendes voire à des flagellations. Au-delà, les retombées des transgressions touchent toute la société. Ainsi, à Machhad, un grand parc aquatique, a été fermé pour avoir laissé entrer des femmes dévoilées.
Dans la répression généralisée, le recours à l’intelligence artificielle est devenu un nouvel instrument aux mains du régime. Des millions de femmes sont ainsi photographiées, puis identifiées, menacées voire arrêtées.
Enfin, les plus jeunes, dans les écoles et les lycées de filles – tous les établissements éducatifs sont non mixtes –, ont été nombreuses à être touchées par des attaques chimiques visant à semer la terreur et, probablement, à les dissuader de rejoindre le mouvement de contestation, même si le régime évoque vaguement "certains individus voulant fermer les écoles de filles".
L’octroi du prix Nobel de la paix à Nargues Mohammadi
Le 15 septembre 2023, vingt ans après Shirin Ebadi, Nargues Mohammadi s’est vu décerner le prix Nobel de la paix pour sa lutte contre l’oppression des femmes – et pas seulement des femmes – en Iran. La lauréate se trouve derrière les barreaux, où elle purge une peine d’onze ans de prison. Il y a peu de chances qu’au-delà de la signification symbolique, cette récompense puisse avoir des répercussions sur sa situation ou sur celle des Iraniennes en général. Téhéran a aussitôt réagi en qualifiant ce choix de "politique et partial" et d’acte interventionniste impliquant certains gouvernements européens. Il en est de même du prix Sakharov accordé le 19 octobre à Mahsa Amini et au mouvement "Femme vie liberté".
Un an après la révolte des Iraniennes et des Iraniens, aucune amélioration n’est visible. Au contraire, le gouvernement fait fi des critiques internationales et consolide ses liens à l’international, notamment avec la Russie, mais aussi avec l’Arabie saoudite.
Enfin, dernièrement, les massacres perpétrés en Israël par le Hamas et dans la préparation desquels l’Iran est largement soupçonné d’avoir été impliqué, tout comme les bombardements de Gaza qui se sont ensuivis ont fait passer la situation intérieure en Iran, le prix Nobel de la paix et la question des femmes au second plan de l’attention de la communauté internationale.
Firouzeh Nahavandi, Professeure émérite, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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